Aude Robert

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Annexes

 

Normal, vous avez dit normal ?

En avril 2004, Aude Robert s’est rendue sur l’île de Stromboli. Elle y réalise une série d’images de fumée sortant du volcan. Elle cherche le moment de séparation où, de la fumée, naîtra un nuage.

Cinq impressions numériques sur bâche (100 x 310 cm) seront présentées au centre commercial de la Toison d’or (Dijon). La série est intitulée « le détachement ». Le travail ici s’organise dans le déplacement d’une situation physique à un questionnement plus ontologique. De cette situation, qu’elle isole, qu’elle investit, qu’elle infiltre, naît une image poétique : en tant que spectateur j’assiste à une naissance, à la séparation d’un élément aérien d’un ensemble. Le nuage est sur le point de se détacher. C’est le moment de tous les possibles. Les notions de suspension, d’équilibre ne sont pas loin.

Dans la production qu’elle développe, Aude Robert s’attache à questionner le sentiment d’existence. Quelle place prendre dans le système codé des normes, quelles attitudes sont considérées comme normales, quelles attitudes ne le sont pas. Il en résulte un travail où équilibre et déséquilibre sont constamment convoqués. Elle met en place, par une simplification des éléments, un espace d’entre-deux en le poussant parfois dans une extrême « binarité » (A et non A) dessinant ainsi des limites, des jalons.

Dans certaines de ses précédentes pièces, elle travaille plus particulièrement l’idée d’équilibre (la notion fait titre) reprenant le funambule en tant qu’individu lambda. Plusieurs versions sont ainsi réalisées sous forme de diptyque. Dans une première pièce (projection de deux diapositives), un personnage grand, vêtu de blanc, marche pieds nus sur la tranche du bord d’un trottoir. Le bras gauche tendu vers le bas, il cherche son équilibre. À cette image correspond une autre, dont le fil d’une ligne électrique qui poursuit la ligne du trottoir, se détache d’un ciel plus sombre. Dans une autre version (vidéo), nous voyons un personnage de face, grand, les bras à peine écartés, les pieds joints. Il tente de garder l’équilibre. Il évolue en d’infimes mouvements de balancier, de poids contrepoids. En contre-point, un cerf-volant dans le ciel subit les mouvements contradictoires du vent.

De l’idée de diptyque, elle retient celle de l’intersection (donnant là aussi le titre à une installation), de collusion. Sur un mur sont collés plusieurs groupes de bulles de pâte-à-ballon. Par deux, les bulles transparentes s’interpénètrent. Leurs formes rondes et pleines sont ainsi mollement exaspérées et forment un troisième espace hybride fait de concentration de lignes, de contours. Face à ce mur, deux parenthèses en adhésif placent le spectateur dans le dispositif de l’entre-deux, de l’espace de rencontre. Le principe d’intersection géométrique est ainsi appliqué de manière poétique et fragile et vise à interroger l’espace de discussion comme forme ténue et contextuelle.

Le souffle est utilisé plus directement dans la vidéo « Binarité ». Un paysage large de mer est cadré moitié ciel moitié eau. À l’image d’une mer impassible, ramenant calmement ses vagues au premier plan, correspond la bande son d’une expiration longue, fuyante et mesurée. L’idée de dépassement, de pousser plus en avant avec l’effort constant que cela implique, va jusqu’à son point de rupture. Le souffle vient à manquer, la cage thoracique fait un appel d’air bruyant et signifiant. L’effort tombe à l’eau, et l’image reprend son « cut » initial. La séquence, montée en boucle, donne l’impression d’une vaine tentative d’étirement, d’un accroissement élastique. Le « principe de binarité » est à l’origine de la vidéo « Normal A Normal ». Un portrait photogra­phique de la grand-mère de l’artiste a été filmé sur un ventre dont les mouvements respiratoires induisent un déplacement de haut en bas. Le portrait désormais vidéographique a été masqué, pixélisé. Il est mis sous forme de carrés. Aux butées du mouvement du haut et du bas correspondent les mots normal et anormal de la bande son dont la diction reste atone. Le déplacement des pixels produit une courte vibration, une courte résistance aux extrêmes. Le rouge dominant de l’image vidéographique renvoie plus encore à l’idée de limite qu’à celle d’interdiction. La boucle produite dessine un ricochet infini, elle rend la vidéo insoutenable. C’est une négociation permanente à l’intérieur d’un espace vibratoire d’amplitude réduite. Retournant le problème (la norme) comme on inverse les signes + et – pour résoudre l’inconnue d’une équation, Aude réalise un diaporama. Elle l’intitule « Projections ». Des portraits photogra­phiques sont réalisés. Elle soumet ses modèles à l’idée de conditionnement. Ils sont affublés d’un bonnet de piscine blanc et d’un nez rouge. L’uniforme est celui du clown. De cette condition naît une étrangeté, les visages réagissent et résistent joyeusement au semblable. D’un bonnet de caoutchouc trop serré et d’un nez rouge constituant le point central de chacune des images, se manifestent, s’étalent, se répandent des identités, des particularités. Pour l’une des poésies qu’elle écrit, « Conjugaisons » (lettres adhésives), un rapport de récipro­cité s’instaure au travers de projections à la chaîne. Du texte et de sa structure, ne sont retenus qu’auxiliaires et pronoms personnels. Le déplacement de la notion d’être à la notion d’avoir envisage l’autre dans des correspondances ambiguës. Au « je suis tu » correspond « j’ai tu » . L’enrichissement du moi par l’autre fait place à la possession de l’autre au travers du moi. Dans cet enchaînement, une boucle s’organise suivant un réseau d’interdépendance une généalogie d’ordre projectionnelle, sans racine, qui tournerait en boucle et se mordrait la queue. Ainsi glisse t-on de conjugaison en tant que déclinaison d’une forme verbale à conjugaison en tant que combinaison, pressentie ici comme annexion.

Au cours d’une performance réalisée à l’École nationale supérieure d’Art de Dijon, Aude s’intéresse au verbe « oser » (donnant à la pièce son titre). Elle conçoit avec la contre-alto Laure Verguet une expérimentation de ce verbe. La chanteuse monte sur un socle. Elle balbutie le verbe « oser », l’épelle, le fredonne, lui cherche un sens, une musicalité. « Oser » renvoie à une immédiateté qui se trouve ici déroulée, reconstruite, expérimentée vocalement. Peu à peu dire ce verbe, le porter, l’active. La chanteuse s’exerce, une prospection sonore faite de vocalises poussées jusqu’aux aigus, à la limite des possibilités qu’offre sa voix. Elle échafaude ainsi une prise de position. Seules les expressions de son visage sont convoquées : elle sort d’elle-même. La salle résonne. C’est un travail sur la présence, ses possibilités, sa construction.

De résonances en raisonnnances, Aude Robert orchestre un espace vibratoire fait de lignes enchâssées les unes aux autres qu’elle titille malicieusement. Elle en dégage des vides, des interstices pour mieux en révéler les possibilités, et s’y installe avec la volonté toute provocante de présence au monde.

Eric Jarrot

PDF english version Normal isn’it ?, Eric Jarrot


LES AILES DE LA LIBELLULE

« Certaines légendes racontent que Libellule fut d’abord Dragon et que ce Dragon avait des écailles comme Libellule. Dragon était plein de sagesse et, dans son vol, il illuminait la nuit de son haleine fougueuse. Le souffle de Dragon fit naître l’art de la magie et l’illusion de la transformation. Puis, Dragon se fit prendre à son jeu. Coyote le leurra, lui demandant de changer de forme, et Dragon se transforma en Libellule. En acceptant de relever ce défi pour démontrer la puissance de ses prouesses magiques, Dragon perdit cette puissance. »

 

Animal-totem chez les peuples amérindiens, la libellule incarne l’illusion.

Toujours en quête de libellules, Aude Robert promène son filet à papillons aux abords des rivières et des marécages à nénuphars.

La technique est simple – un jeu d’enfant : repérez la bestiole, attrapez-la dans le filet, puis, faites glisser délicatement deux doigts en forme de V depuis la base des ailes jusqu’à leur extrémité, et, dès qu’elles se replient, pincez-les entre le pouce et l’index de l’autre main ; si les doigts sont bien moites, comme il le faut, les deux ailes restent collées l’une à l’autre quelques secondes reposez l’insecte sur le dos de votre main. La libellule se laisse alors subrepticement observée, juste le temps de sécher un peu au soleil, avant de s’envoler à nouveau, avide d’éprouver son corps d’imago.

Cette phase d’observation in-situ, Aude la complète par des visites répétées au jardin botanique de Nantes, ainsi que dans des musées d’histoire naturelle. Elle inventorie également des spécimens récupérés chez des collectionneurs-entomologistes. Le dessin est l’étape suivante de la recherche.

Réalisé pour la revue Laura, le dessin intitulé Donner lieu fait l’objet d’un photomontage :

la libellule, représentée en perspective, survole un pan de mer uniforme, vers lequel elle semble chuter, sans s’abîmer. La précision fine du tracé fait apparaître sur les ailes iridescentes, des motifs géométriques détourés, esquisses de cartographies abstraites. L’insecte semble très fragile dans ce déplacement au-dessus de la mer, fragilité accentuée par l’artifice du collage ‘dessin sur photographie’.

Animal de rivière, la libellule se lance parfois dans de grandes migrations, parcourant des distances impressionnantes, y compris au-dessus de la mer. Les moteurs concrets de ces exils volontaires sont scientifiquement mal connus… Sans aucun doute liée à la conquête de nouveaux territoires, leur fuite ne semble correspondre à aucun stimulus bien précis.

Comment la libellule porte en elle cette capacité abstraite à se projeter ailleurs ?

On ne le saura jamais. Mais c’est peut-être ce comportement étrange, pour ne pas dire magique, qui fit de la libellule un animal sacré, symbolisant l’illusion. C’est que dans ces cultures traditionnelles, l’illusion fonctionne dans la quête d’utopies (les nouveaux territoires), sans être perçue pour autant comme fausse et artificielle.

La libellule d’Aude, esquisse collée sur du réel, revendique son artificialité pour mieux réaffirmer, dans sa fragilité opératoire, un potentiel de possibles.

Magie ou artifice, l’art fonctionne dans la quatrième dimension : celle de l’illusion, ou celle d’une recherche qui tend vers son objet sans jamais l’atteindre, et qui se trouve pleinement dans les détours, dans le cheminement même.

Dans la tempête comme au beau fixe, Aude Robert tient fermement le cap d’une quête artistique qui se vit dans sa propre transcendance.

Anne-Laure Even


 

 

L’IMPRESSION DU TEMPS *

Artiste plasticienne, cinéaste, naturaliste, géologue, géomètre, randonneuse, Aude Robert pourrait être tout cela à la fois.

Pratiquant aussi bien le dessin, la photographie, la vidéo, Aude Robert s’intéresse avant tout au Monde, à ce monde végétal et minéral, aquatique et aérien, à sa substantialité – le mouvement, la gravité, la lumière, les phénomènes optiques –, à ce que l’on voit, à ce que l’on ne voit pas, à ce qui existe, à ce qui n’existe pas. Elle semble nous dire Regarde autour de toi ! À côté !*, comme nous pouvons lire dans son carnet de bord, journal presqu’intime, constitué de dessins, de mots, de collage, de photographies. Elle nous dévoile ce monde que nous oublions de regarder, cet environnement auquel nous ne faisons plus attention. Son but n’est pas d’éveiller les sensibilités écologiques, mais de montrer, tout simplement, montrer autrement comme le fait tout artiste.

Contemplative et rationnelle, oisive et effective, elle est aussi cela Aude.

Elle a une démarche naturaliste, passant par la promenade, l’observation et l’inventaire. Elle arpente les territoires, découvre les réserves naturelles, les forêts, les zones humides, pour se constituer une collection d’images photographiques, semblables à une prise de notes. Son intérêt se porte sur les éléments vivants : le végétal, les planctons, les insectes. Si ses excursions peuvent paraître de l’ordre de la flânerie, comme un promeneur du dimanche, elles n’en sont pas moins attentives. Introductives à un travail graphique, ses collectes sont un Palais de mémoire*, le point de départ de Dessins vivants*.

Dans le cadre de sa pratique graphique, Aude Robert a une démarche très classique. Au même titre qu’un peintre du 18e siècle, elle repère des paysages ou éléments naturels, produit des croquis in situ (substitués pour la plasticienne par la photographie) et ensuite compose en atelier. Photocopiées sur rhodoïd et projetées sur du papier accroché à même le mur dont les dimensions correspondent aux proportions d’un écran de cinéma, elle exploite ses clichés pour dessiner notre monde, un monde. À partir de ces éléments photographiques qu’elle recadre, redimensionne, détoure, elle compose de grands dessins à la mine de plomb. Elle assemble ainsi les formes en les hiérarchisant, les superposant, les reliant par un jeu d’échelle, de lignes et de valeurs de gris. Si une spontanéité retenue, car réfléchie, est évidente au cours de la récolte d’images, la pensée ordonnée est indéniable lors de l’agencement en atelier. La matière découle d’une vision de l’esprit*.

Aude Robert offre au spectateur un regard personnel sur son environnement. Comme pour le cinéma que l’artiste affectionne tant (elle est également projectionniste professionnelle), elle fixe la réalité qu’elle transforme. Elle passe d’une réalité enregistrée à un territoire créé de toute pièce, pour s’en éloigner. Ses dessins, semblables à des figures en mouvement, en pleine mutation, oscillent entre la carte géographique, la dentelle et l’univers onirique. Des formes, qui tiennent à la fois d’une cartographie trouble et d’une végétation abstraite, affleurent la surface, laissant deviner une fusion entre « la carte et le territoire », entre le macrocosme et le microcosme. Ce va-et-vient créé entre le microscopique et le macroscopique perd le promeneur-regardeur dans un réseau de lignes, à la fois irréel et familier. Ces territoires existants mais savamment inventés prennent une forme très arachnéenne. Entre réseau urbain, nervure végétale et ouvrage animal, le repère, aussi bien dimensionnel que distinctif, est impossible. The reality is out of there*. Le travail d’assemblage, de superpositions, de liens, de traits de crayon, provoque un entrelacs graphique où l’œil peine à se fixer. Broderie, toile d’araignée, filet, nasse, stratification, vue du ciel, reproduction biologique, circonvolution cérébrale, autant de visions envisageables. Le dessin vibre, conduit le regardeur dans un voyage intérieur, dans une fluidité aérienne*, ou encore dans une densité aqueuse*, à s’y noyer.

Terre, mer, eau*. L’aquarelle amène la couleur, faisant naître l’atmosphère. La couleur apparaît timidement dans l’œuvre graphique d’Aude Robert, comme si là aussi elle souhaitait respecter l’histoire du cinéma. Elle commence tout juste à coloriser ses dessins, à fixer la vibration lumineuse d’un environnement, à peindre l’impression du temps*. Oscillation du trait et pulsation de la couleur. Cette dernière apporte aux paysages de l’artiste des impressions spatiales et temporelles, et un rythme, ce rythme que nous percevons dans les vidéos, où les notions de respiration, de va-et-vient, d’équilibre et de déséquilibre sont convoquées. D’ailleurs, la plasticienne navigue elle-même dans ce balancement entre la vidéo et le dessin, pour au final voir ces deux pratiques se compléter, voire se combiner : les superpositions d’images dessinées sont semblables à des figures mobiles, la projection est nécessaire dans la conception des dessins, le format du papier est révélateur. Aude Robert ne négocie pas. Elle a fait le choix d’utiliser l’image en mouvement par ces deux procédés. Ce qui n’est pas n’a pas lieu d’être. Ce qui est, est !*

Elle est aussi cela Aude Robert, fluide et résolue.

Stéphanie Richer-Barbon

 

 

* Phrases extraites de son carnet de bord – prises de notes.